
éditorial,
par Mathias Trivès
On est pris, entre les angles d’un réel insupportable, que l’on se surprend à accepter, sans faire de vagues, abaissant le regard et la voix. En recherche d’assurance, nous sommes aussi source de frontières, de plus en plus marquées, à mesure que s’épaissit notre peau d’angoisse. Et pour monter un peu plus haut les murs, rajouter du ciment aux silences qui nous séparent, on se sert de nos craintes pour mieux vanter les mérites d’un tout sécuritaire. Soigner les symptômes, effacer la dissidence, telles sont les directives, pour préserver une surface, calme et sans surprises, terre de profit. Alors quelle place pour une activité non rentable comme la poésie ? Quel rôle peut-elle jouer en ces temps d’inquiétudes économiques et de crispations sociales aux lourds échos nationalistes ?
Monde libéral, il n’y a pourtant jamais eu autant de censure qu’à notre époque : formatage des sons, lissage des mots, culte de l’image. Et c’est justement en réaction à cette uniformisation des masses, que la poésie s’insurge dans un élan d’être, par une délocalisation de la pensée et un exode des mots. Les versets de Walt Whitman me reviennent alors à l’esprit : « Congédiés les credo, congédiés les écoles/Ayant pris mesure exacte d’eux sans mépris mais avec du recul ». On n’apprend pas à faire de la poésie. La poésie est buissonnière, on la rencontre en marge des codes. Langue irrégulière, fidèle à nos profondeurs, prenant en charge notre « négativité ». Langue étrangère inventée, pour symboliser « l’Informulable », avec laquelle tant d’auteurs nous ont bouleversés, en transformant leur « Mal » en beauté.
Si la poésie est libre, elle rayonne d’une liberté de protestation dans le présent. Contestation canalisée dans un acte créateur, pour briser le ressassement d’un passé et l’illusion fade d’un bonheur à venir. Et peut-être éviter de voir, la brutalité d’un Ça sans médiation, banalisée et racoleuse, surgir et se vendre aux premières heures d’écoute.